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Mademoiselle Dusk
18 janvier 2021

il est 7h, La Défense s'éveille

Il est 7heures, La Défense s’éveille.

Je traverse le pont de Neuilly à pied, et j’entreprends de marcher sur les trottoirs le long du boulevard circulaire. Autant dire que mon espérance de vie est proche de celle d’une autostoppeuse blanche nue marchant sur la bande d’arrêt d’urgence d’une highway sud-africaine à quatre heures du matin, en cas de passage d’un pick-up rempli à ras bord de délinquants ghettoïdes. Pourtant je réussis à atteindre le rez-de-dalle. Je fais une pause pour me remettre, au bord du joli bassin qui surplombe le pont. Il y a dans l’eau des sculptures colorées, façon Tinguely du pauvre.

 

On ne le sait pas assez, mais La Défense est aussi un lieu de culture, décoré d’œuvres à l’inspiration Pompidolienne, qui ne dépareraient pas au bord d’une autoroute. J’ai toujours adoré les sculptures d’autoroute, c’est une forme d’art qui mérite d’être revalorisée. Du coup, à la Défense, il n’est pas rare de croiser des touristes, et des groupes de retraités pendus aux lèvres d’une étudiante de l’Ecole du Louvre.

 

On y croise aussi des gens avec des poussettes, garnies de vrais bébés. J’ai du mal à comprendre le désespoir qui a pu pousser ces malheureux à accepter un logement dans un endroit pareil, personnellement je préfererais encore vivre dans une  tente igloo à l’intérieur d’une usine de retraitement Veolia, et arroser mes galettes de boue à la mode haitienne avec de l’alcool de pneu. Cela dit il s’agit peut-être d’expatriés floués par le DRH de leur compagnie d’origine « Yes you see, La Défense very close to office, very convenient and lot of shop like Disney Store™ for your kid ! Wunderbar ! ». Je reprends ma route.

 

Avant d’affronter Jean-Guy K Pinnchon IIIrd, mon supérieur hiérarchique, je descends sous la dalle, à la station Grande Arche, direction la boulangerie Bonne Journée !. J’aime bien la boulangerie Bonne Journée ! sur le quai du RER Grande Arche. Personne, parmi les milliers de salariés à l’air épuisé qui se déversent chaque matin du RER, ne penserait une seule seconde à acheter un croissant à cet endroit, sous terre, dans la puanteur. Je précise pour mes lecteurs provinciaux que le RER est un lieu qui, aussi longtemps que mes souvenirs remontent, a toujours senti l’œuf pourri. Le métro sent raisonnablement bon, il sent le métro, mais le RER sent l’œuf pourri.

 

La boulangère de Bonne Journée ! est une femme blonde hors d’âge, qui passe ses journées à discuter le bout de gras avec cinq ou six hommes en voie de clochardisation avancée, en vendant très occasionnellement à un affamé retardataire, attiré par l’odeur des canons à beurre, un croissant luisant et mou. En effet le Bonne Journée ! du RER Grande Arche diffuse à gros bouillons un parfum synthétique de beurre sucré qui est censé donner faim. Malheureusement, lorsque cette fragrance se mélange à l’odeur d’œuf pourri ambiante, juste à la hauteur des escalators, l’effet sur les nombreuses salariées enceintes est garanti : elles régurgitent en masse le All Bran de leur petit déjeuner, car on ne le sait pas assez, mais la grossesse constipe, ce qui crée une sorte de flocage qui durcit très vite au contact de l’air, et qui bloque les marches de l’escalator. Il ne reste plus qu’à monter à pied.  

 

Grâce au Bonne Journée ! de la station Grande Arche, je peux discrètement réaliser un de mes nombreux fantasmes, délicats à mettre en œuvre pour une femme : passer un moment au comptoir d’un bar Jupiter de quartier, et écouter causer des ivrognes. Enfin un peu de chaleur humaine, enfin une vraie communauté, enfin du lien social ! Histoire de passer un peu plus de temps en leur compagnie (la conversation tourne autour d’une sombre histoire de couille mal lavée, c’est passionnant), je commande aussi un petit café. C’est beaucoup moins cher que le Frappuccino™ de chez Starbuck’s, parce que ce n’est pas servi dans un gobelet en carton recyclé par le bel Eduardo, mais dans un godet en PVC par Yvette.

 

Ainsi requinquée de ma nuit agitée et de ma traversée de Paris nocturne, je remonte les escalators, et je me lance dans ma course d’obstacle quotidienne : je salue l’estropié roumain qui a remplacé le traditionnel SDF vendeur de journaux en haut des marches, je récupère un exemplaire de Métro Matin (qui a reçu le prix Albert Londres pour sa une de la veille « Avec All Bran mon transit s’est sensiblement amélioré !»), un exemplaire de Sports Gratuits, une mini-bouteille de All-Bran liquide offerte par une jeune femme déguisée en graine de son géante, un échantillon de masque apaisant pour le clitoris au Cunnixyl™ de l’Oréal (ha ce matin je suis bien dans la cible, ça tombe à pic !), et je dépose dans l’urne en forme de bloc de glace mon bulletin de jeu pour le grand concours du jour « Avec Norwegian Airways gagnez un voyage en Botswana ». Hier je crois que c’était « Avec Hebron Airways gagnez un voyage à Soweto », l’urne était en forme de caillou.

 

Oups, je me suis trompée, j’ai déposé mon bulletin de participation dans la raie des fesses de la jeune femme qui m’a distribué le prospectus. Il faut dire qu’il fait froid, qu’elle est sur la dalle en plein vent depuis 6 heures du matin, et qu’elle ne porte qu’un string décoré aux couleurs de Norwegian Airways, avec des plumes de caribou dessus. Dur métier ! J’espère qu’après tous ces efforts méritoires elle pourra bénéficier d’une véritable trajectoire de carrière. Bref.

 

Je bippe avec mon badge à l’entrée de la tour. Le portillon automatique est très en forme ce matin « T’as sucé combien de mecs cette nuit ? Je vais tout balancer à Jean-Guy K Pinchon IIIrd, moi, quand il va passer ! » hurle-t-il d’une voix tonitruante. C’est un peu gênant. Il faut dire que depuis que les badges ont été couplés non  seulement à l’ERP HR-Access mais aussi aux données issues des cartes bancaires et des cartes vitales des salariés, les portillons sont devenus très bavards, parfois cela manque un peu de discrétion. Je dois parlementer pendant vingt minutes avec lui, car il continue sa logorrhée « T’as fait un gang-bang ? tu t’en es pris plein la figure ? ». Finalement, je me résouds à lui faire couler le reste de mon All-Bran liquide dans les jointures, ce qui crée une sorte de flocage qui durcit très vite au contact de l’air, et qui finit par le faire taire. Il ne reste plus qu’à sauter par-dessus.  

 

Deux heures plus tard j’ai enfin réussi à faire fonctionner le système d’ascenseurs sophistiqués pour atteindre mon étage, et me voici au 34ème. Un petit tour rapide aux toilettes pour vérifier mon aspect dans le miroir. Avec un peu de fond de teint mat L’Oréal je réussi à fondre habilement quelques traces blanches curieuses autour de ma bouche, ça tombe bien ça comble les ridules. Enfin j’applique l’échantillon que l’on m’a distribué en haut des escalators. Effectivement c’est très efficace pour les clitoris échauffés. Merci L’Oréal.

 

Me voici devant le bureau de Jean-Guy. Il n’a plus d’assistante, Kiki est en rideau. Je la vois d’ailleurs derrière la vitre, elle a le cul en l’air, le boîtier ouvert, un technicien est en train de tenter de la reprogrammer avec un clé de douze. La bave aux lèvres, elle éructe « Va te faire foutre Jean-Guy, j’en ai marre de taper tes conneries à toute allure, et de passer mon temps à prendre des photos de gens aux chiottes, ça schlingue, on en parle des conditions de travail ! Jean-Guy connard ! ». Le technicien  déclare qu’il va falloir la remasteriser : il sort de sa poche un grand marteau et lui  casse la tête avec, c’est apparemment la seule façon de la faire taire. Là pour le coup la ressemblance avec Chucky est flagrante.

 

Jean-Guy sort de son bureau, et me demande d’entrer. Le ton de sa voix est glacial. J’obtempère. Je commence à regretter d’avoir mélangé le croissant Bonne Journée ! d’Yvette et le All-Bran Liquide. Je me demande s’il n’y a pas d’interaction médicamenteuse entre ces deux produits. J’aurais dû regarder dans le Vidal.

 

Courage Frédérique ! 

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