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Mademoiselle Dusk
18 janvier 2021

Sortie de bureau

Un jour de beau temps, j’ai eu l’idée saugrenue de me poster devant l’entrée de ma tour à la Défense. J’y ai passé plusieurs heures.

***

A 17h, on voit sortir d’un pas pressé toutes les « femmes du métro ». Des femmes à l’âge indéterminé, à la couleur de cheveux indéterminé, qui serrent fort leur sac à main et portent des chaussures confortables, genre Mephisto. Elles se dépêchent car elles doivent impérativement attraper le train qui leur permettra d’atteindre leur banlieue éloignée (elles ont 4 changements, et leur mari les attend sur le parking de la gare en voiture). Elles ont l’air tendu, elles marchent aussi vite que le leur permettent leurs petites jambes. En général elles sont assistantes, comptables, elles travaillent au standard ou aux services généraux. Elles grognent entre elles « Nadège, t’es encore en retard ! Ton mari va t’engueuler !» « T’as raison Chantal, mais ma chef, la Quitterie, elle m’a encore demandé de lui passer la commande dans le système achat à 16h55» « Elle sait bien pourtant que t’habite loin, quelle salope cette bonne femme quand même, on voit bien qu’elle habite pas à Pontault-Combault, elle».  Il y a quelques hommes, ils ont souvent des costumes moutarde avec des pantalons verts bouteille, des cravates à motifs voyants, des costumes un peu de guingois. Eux aussi habitent loin de la Défense. Ils travaillent aux archives, à la repro, au courrier.  Ils ont tous commencé assez tôt le matin, ils travaillent aux 35H.

A 18h30 c’est la foule des employées mères de famille qui doivent impérativement être à la maison à 19h15 dernier carat car la baby-sitter va leur faire un caca nerveux si elles sont en retard. Elles courent littéralement car elles ont réussi à s’échapper d’une réunion, se sentent profondément coupables vis-à-vis de leur employeur et sont littéralement en sueur. Leur sac à main est béant, elles ont remballé leurs affaires à la va-vite, et elles risquent de laisser tomber sur le parvis la clé USB qui contient le dossier qu’elles traiteront à la maison le soir, quand les petits seront couchés. Elles parlent seules, à haute voie « Faut que je me note dans la To-Do List de refaire les calculs pour le budget hypothèse basse que m’a demandé Quitterie. Ha et puis faut pas que j’oublie de faire les salaires de la nounou et de la baby-sitter sur le site de la CAF, ha et puis faut pas que j’oublie de faire le gâteau pour la fête de l’école demain…. ». Ensuite elles se taisent, mais leurs visages sont agités de tics nerveux : elles se mordent les joues en ruminant la liste de leurs tâches, les yeux dans le vague. « Comment je m’appelle, déjà ? Véronique ? Ha oui c’est ça, Véronique ». 

A 19H00 sortent les intérimaires. La foule est nettement plus bigarrée : il y a des femmes noires, des arabes. Elles sont habillées en cadres dynamiques, elles ont de jolis tailleurs. Elles sont souvent sportives. « Dis Bintou, t’as combien toi avec Interim Nation pour la prime de précarité ? » «Ben 150 Euros, mais pourquoi tu me demandes ça Fatima ? » « Ben parce que la Quitterie elle m’a dit qu’elle voulait me refaire un nouveau contrat, pour remplacer la vioque, tu sais Nadège, celle qu’a les cheveux rouges et qui grogne tout le temps » « Ha oui, mais t’as pas le droit d’en faire 3 des contrats d’interim au même poste » « Ben j’en suis déjà au 7eme, alors ! » « Oui remarque moi aussi ils m’ont changé mon intitulé de fonction mais je fais la même chose depuis 4 ans » « Bon salut j’me dépêche j’ai kick-boxing et après je vais à une conférence sur la littérature médiévale à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes » « Salut Fatima ! » 

A 19h30 sortent les cadres supérieurs. Ils ne se pressent pas, car ils habitent à 5 mn de tram de la Défense, dans des communes verdoyantes comme Saint-Cloud, où ils rejoindront un joli pavillon avec jardin, et où la nounou des enfants a mitonné un bon repas. Les femmes marchent avec élégance et maintien, elles portent des sacs Longchamp et ont des bagues de fiancailles grosses comme des bouchons de carafe. Elles sont souvent laides mais leurs attaches sont fines. Elles papotent entre elles : « Mon assistante, Nadège, elle n’est vraiment pas fiable, impossible de lui demander de rester 1h de plus pour me boucler ce passage de commandes dans le système achats, c’est incroyable comme elle est rigide, une vraie fonctionnaire ! Pourtant je l’ai promue au statut cadre, elle devrait être reconnaissante. Hé bien non, elle trouve encore le moyen de grogner qu’elle veut qu’on lui paie ses heures sup, c’est incoyââble ! Et le DRH qui ne vire jamais personne, c’est vraiment du lââxisme ! On se croirait dans le public ! Heureusement que j’ai cette petite intérimaire, la Fatimââ, elle au moins elle est efficace, ça me fait vraiment reconsidérer les préjugés que j’avais sur les musulmans. Et toi, Anne-Lorraine, tu as une petite noire très bien aussi, je crois ?». « Oui Quitterie, j’ai cette petite Bintou qui est une perle. Elle est très bonne en informatique, elle me dépanne tout. D’ailleurs je crois qu’elle a un doctorat en physique nucléaire, c’est vrai que ça aide pour changer les toners des imprimantes !. Enfin elle est quand même drôlement noire, c’est fou cette couleur de peau, des fois je crois qu’elle est bleue » «Tiens en parlant de bleu, ça me fait penser qu’on se voit ce week-end à l’île de Ré ? Ca sera sympââ ! »

A 20h apparaissent les jeunes cadres dynamiques frais émoulus d’écoles de commerce et d’ingénieur qui sortent par grappes en riant « Comment je me suis défoncé au taf aujourd’hui ! J’ai fait de l’Access toute la journée ! Trop ouf ! En plus comme je reste plus tard, j’suis sûr de faire bonne impression, je vais bientôt être promu, parce ma chef Quitterie elle en a marre de la Véronique qui se casse à 18h30, cette feignasse ». Les filles ont de jolis tailleurs et les garçons de beaux costumes, mais ils sentent un peu sous les bras parce qu’une journée de boulot de 10h ça marque un peu quand même, même quand on a un bon déodorant. Ils veulent vraiment faire leurs preuves et une belle carrière.

A 22h sortent les consultants. Ils ressemblent aux jeunes cadres dynamiques, en version plus fatiguée, avec les yeux plus rouges. Ils ont de beaux costumes, un peu déformés à l’épaule par le port d’une grosse sacoche qui contient leur ordinateur et de gros dossiers. « Comment je me suis défoncé au taf aujourd’hui ! J’ai identifié au moins 65 ETP à dégager en mutualisant le service achat! Au rencart les vieilles Nadèges à cheveux rouges qui me raccrochent au nez ! Comment je vais me la donner au prochain Comité de Pilotage ! Tiens Charles-Henri, tu viens chez moi ce soir, je vais me défoncer la tronche aux amphètes avant de me remettre sur Powerpoint pour finaliser mon reporting» « Ha non, c’est sympa, André-Benoît, mais je peux pas, je pars sur le projet de performance industrielle à l’usine de Pournoy-la-Chétive, j’ai un train à 5h demain matin » « Ha Pournoy-la-Chétive ? Ha comment t’es trop de la loose Charles- Henri ! Moi je me suis spécialisé dans la mutualisation des fonctions support, comme ça au moins je suis sûr de taffer à Paris, au siège ! »

Et ou sont passés les membres du COMEX ?

Pas par la porte d’entrée.

(Les membres du COMEX sont partis par la rampe du parking, au volant de belles voitures avec sièges en cuir. A quelle heure ?).

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B
je vous suis sur twitter et découvre votre blog, c'est du génie ! ce texte particulièrement<br /> <br /> startuffement votre.
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Mademoiselle Dusk
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